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Il y a vingt cinq ans, l’historien anglo-américain Paul Kennedy publiait un livre sur l’essor et la décadence des grandes puissances qui déclencha un vaste débat aux Etats-Unis. Même si l’auteur se gardait de centrer son ouvrage sur l’empire américain, beaucoup d’historiens et de journalistes y virent une analyse du déclin de ce pays, à une époque, le milieu des années 80 où la guerre froide relancée par Reagan, battait encore son plein.
Quelques années plus tard, l’autre empire, l’Union Soviétique s’effondrait, laissant une Amérique triomphante en position de dominance absolue et rendant obsolète, au moins en apparence, la thèse de Kennedy sur le déclin inéluctable des trop vastes ensembles humains.
Aujourd’hui, la réflexion a repris son cours antérieur, des deux côtés de l’Atlantique et on recommence à lire l’œuvre maîtresse du professeur Kennedy. De nombreux ouvrages d’auteurs anglo-saxons ont été publiés récemment sur la fin de l’Empire romain, révélant, en filigrane, des préoccupations beaucoup plus contemporaines liées aux déboires récents de l’Amérique impériale.
L’enjeu de ces discussions est loin d’être purement académique. Les Etats-Unis sont encore la plus grande puissance mondiale par sa puissance économique et la créativité de ses chercheurs et entrepreneurs. La Chine dont l’extraordinaire essor laisse prévoir qu’elle jouera un rôle majeur au 21éme siècle n’a pas encore affiché d’ambitions planétaires. Pour le moment, son seul objectif stratégique est de s’assurer le contrôle des matières premières dont son économie a besoin. En revanche, il est important de savoir si le président américain, quel qu’il soit veut continuer à orienter la politique mondiale ou va se contenter, comme Pékin, de défendre les intérêts mercantiles de son pays.
Il est cependant bien difficile de répondre à cette question tant l’histoire américaine est nourrie d’ambiguïtés qui pèsent sur la conscience collective de ce grand pays et le distinguent de deux de ses modèles de référence, l’Empire romain et l’Empire britannique. L’objet du présent essai est de déceler, à la lumière des évènements de la dernière décennie, quelles seront les orientations probables du pouvoir américain et quelles en seront les conséquences.
Quand on se promène à Washington, on prend la juste mesure de cette ambiguïté. Le plan de la ville dessiné par le major L’Enfant, à la demande de Georges Washington, n’est certainement pas celui d’une capitale provinciale d’un petit état d’Amérique du Nord. Il y a une grandeur romaine dans l’artère principale, le Mall, gigantesque avenue bordée de prairies ombragées et de vastes monuments qui se sont accumulé comme les sédiments de deux siècles d’une histoire épique, avant d’aboutir au dôme blanc du Capitole, un nom révélateur, le siège du pouvoir législatif. Les monuments consacrés aux grands présidents, Jefferson, Lincoln, Roosevelt couronnent des héros presque divinisés par leurs exploits au cœur d’un pays immense. De nombreux musées, les deux bâtiments de la National Gallery, la constellation des établissements de la Smithsonian illustrent la créativité de la nation et sa capacité à collecter les trésors du monde. Parcourir le Mall, c’est vraiment arpenter le cœur d’un empire.
Pourtant les quartiers périphériques de la capitale, à l’Est et au Sud, la partie noire de la ville, ressemblent à des lambeaux du tiers monde, ravagés par la violence, la drogue et les trafics de tous genres. Les pères fondateurs qui n’avaient pas voulu toucher à l’esclavage laissèrent un terrible héritage à leurs successeurs dont les séquelles se soldent aujourd’hui au prix fort. En 1838, Tocqueville avait prévu le caractère inéluctable de la tragédie. Un siècle et demi après l’abolition, elle pèse encore sur la vie des gens.
Le premier président, Washington avait mis en garde ses compatriotes contre les aventures extérieures. Lui-même n’avait pourtant pas hésité à transformer la guerre d’indépendance en conflit mondial, s’étendant sur plusieurs océans et opposant le Royaume Uni à une coalition dirigée par la France mais regroupant aussi plusieurs pays européens dont l’Espagne. Dès sa naissance, la nation américaine était déjà l’objet de l’attention internationale.
Néanmoins, les citoyens américains tenaient beaucoup à leur image pacifique qui contrastait avec les incessants conflits européens. Jusqu’à la fin du 19éme siècle, le pays ne cessa de s’agrandir pour occuper la plus grande partie de l’Amérique du Nord, entre les deux océans mais cet élargissement se fit surtout par d’habiles négociations avec la France et la Russie pour récupérer pacifiquement la Louisiane et l’Alaska. La seule exception fut la conquête du Texas, aux dépens du Mexique. La seule grande guerre, d’envergure européenne fut la guerre civile (1861-65) opposant le Nord et le Sud. Des centaines de milliers de combattants s’affrontèrent sur des milliers de kilomètres mais les grandes puissances européennes évitèrent de s’impliquer et Lincoln imposa sa paix et l’émancipation des esclaves sans interférences extérieures.
La notion d’Empire dont le principal porte parole était le futur président Théodore Roosevelt n’apparut dans le discours politique et dans la presse qu’à la fin du 19 ème siècle quand le pays devenu une des premières puissances économiques mondiales tourna son regard vers le monde extérieur. Une brève guerre contre l’Espagne lui permit d’annexer Porto Rico et de prendre le contrôle des Philippines, un lointain archipel asiatique. Une fois élu le premier Roosevelt mena une politique active, jouant les intermédiaires entre la Russie et le Japon et développant une puissante marine de guerre. Quand on évoque la construction de l’appareil militaire américain, on souligne la faiblesse de l’armée de terre jusqu’en 1939 mais on oublie d’indiquer que depuis le début du siècle, le pays s’était doté d’une flotte importante, capable de concurrencer le Royaume Uni et le Japon.
Si on poursuit la promenade vers le nord de Washington, on arrive à Dupont Circle et à Rock Creek Park. C’est dans ce quartier que de luxueux hôtels particuliers ombragés de magnolias et de sycomores, construits dans les années 1900 par de riches entrepreneurs désireux de se rapprocher du pouvoir politique, bordent ce qu’on appelle maintenant Embassy Row, l’avenue des ambassades qui ont acquis ces demeures au fil des décennies. On est loin de l’auguste trinité du Capitole, de la Cour Suprême et de la Maison Blanche mais on est quand même au cœur du pouvoir puisque dès cette époque, une fraction de la classe dirigeante quittait New York pour se rapprocher de l’administration. Quelques années plus tard, le financier Eugene Meyer abandonnait aussi New York et achetait un journal en difficulté, le Washington Post dont il fit un quotidien de référence, créant par la même occasion, à travers sa fille Katherine Graham, une des plus puissantes dynasties familiales de la capitale.
L’élection à la présidence de Wilson, en 1912 marqua une nouvelle étape dans la course au pouvoir mondial. A partir de 1914, le président s’engagea de plus en plus clairement dans le conflit européen et finit, en 1917 par obtenir l’accord du Congrès pour entrer en guerre aux côtés de la France et de la Grande Bretagne. Wilson avait une vision ambitieuse de son rôle. Il se voyait en ordonnateur d’une paix mondiale reposant sur un certain nombre de principes généraux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la création d’une Société des Nations, garante de l’entente entre les peuples. Toutefois, ce grand dessein qui souleva une extraordinaire enthousiasme des deux côtés de l’Atlantique, retomba très vite devant les réalités de l’après guerre. Le Congrès, passé sous le contrôle des Républicains isolationnistes refusa de ratifier le traité de Versailles et la SDN se mit en place sans la participation des américains. Une polémique, qui n’est pas close aujourd’hui, se développa sur le point de savoir si Wilson avait eu raison ou pas d’entrer en guerre aux côtés des Alliés. Beaucoup d’observateurs pensaient et pensent encore maintenant qu’il aurait mieux fait de s’abstenir et de laisser les Européens se débrouiller tous seuls.
Cette expérience malheureuse marqua profondément les esprits au cours des deux décennies suivantes. Franklin Roosevelt élu à partir de 1933 était aussi internationaliste que son cousin mais, jusqu’en 1941 et l’agression japonaise de Pearl Harbour, il n’eu jamais de majorité parlementaire pour engager les hostilités contre l’Axe alors que celui ci avait submergé la quasi-totalité de l’Europe et constituait une menace croissante pour la sécurité du pays. Beaucoup d’historiens sont d’ailleurs convaincus que si Hitler n’avait pas commis l’erreur monumentale de déclarer la guerre aux Etats-Unis en décembre 1941, Roosevelt aurait mis plusieurs mois pour convaincre l’opinion et la classe politique de la nécessité de venir au secours de la Grande Bretagne et d’étendre à l’Allemagne nazie la guerre contre le Japon.
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, Washington était une ville sudiste, somnolant pendant les longs mois d’un été torride, trop au large dans l’ample paysage urbain conçu par le major L’Enfant et dépourvue de toute vie culturelle. Entre 41 et 45, les mutations de la nouvelle puissance impériale se traduisirent par la création du Pentagone, ce gigantesque bâtiment situé encore plus au Nord de la ville et destiné à abriter la direction d’une force militaire colossale de 10 millions d’hommes. De la capitale fédérale, partaient les soldats, diplomates et agents secrets actifs sur trois continents. En contrepartie, les journalistes de presse et de radio affluaient du monde entier pour couvrir les activités de ce qui est devenu un centre majeur de création d’information.
L’arrêt des hostilités en 1945 ne mit pas fin à cette expansion aussi forte qu’imprévue. La situation politique était en effet totalement différente de l’après première guerre mondiale. La montée en puissance de l’Union Soviétique qui occupait la moitié de l’Europe et étendait son influence jusqu’en Chine, obligeait l’Amérique à bâtir un contre pouvoir présent partout dans le monde. Le symbole de cette extension fut la construction du siége de la CIA à Langley, en Virginie, prolongeant vers le nord la progression de l’agglomération de Washington.
Pendant toute la période de la guerre froide, qui ne se termina qu’en 1989, à la chute du mur de Berlin, personne dans le personnel politique américain ne contesta la nécessité pour le pays d’assumer sa nouvelle vocation mondiale. On peut dire que le courant impérialiste, longtemps tenu en lisière par les élus isolationnistes du Middle West et du Sud, domina pendant un demi siècle les partis démocrate et républicain. Kennedy et Nixon incarnèrent tour à tour cette attitude et Reagan prit le relais à partir de 1980. Cette évolution s’inscrivit une nouvelle fois dans la géographie de la capitale. Tout ce qui comptait dans l’élite politique et médiatique à l’image de Kennedy lui-même et de Ben Bradlee, le mythique rédacteur en chef du Washington Post se déplaça à l’ouest de Dupont Circle pour s’installer dans les petites maisons géorgiennes de brique rouge de Georgetown et dans les restaurants cosmopolites de Wisconsin Avenue à proximité de la prestigieuse Georgetown University et du bunker qui abrite l’ambassade de France.
Ces décennies furent marquées par une série de conflits et d’interventions plus ou moins masquées par l’intermédiaire de la CIA. Les Etats Unis affrontèrent deux guerres, l’une provoquée par les communistes, en Corée, l’autre suscitée par les Américains au Viet Nam. Dans ce cas précis l’establishment politico administratif, appliqua la théorie des dominos qui fit fureur à Washington pendant trente ans et se révéla totalement erronée. Selon ce dogme, si un pays d’Asie tel que le Viet Nam devenait communiste, tout le reste de l’Asie basculerait automatiquement. En réalité, Saigon finit par tomber en 1975 sous la coupe des communistes de Hanoi sans que cet évènement ait la moindre répercussion sur le Japon ou la Thaïlande. Parallèlement ; les services secrets organisèrent des interventions, notamment en Iran et au Guatemala, qui eurent des conséquences désastreuses sur le long terme mais présentaient l’avantage de donner satisfaction sur le moment à l’activisme de la classe politique.
Si on analyse les comportements des dirigeants pendant cette première période de l’empire américain, on est frappé par leur caractère répétitif, ce qu’un récent essayiste, Peter Beinart a appelé « le complexe d’Icare ». A chaque fois, et ce fut notamment vrai pour le coup d’Etat contre Mossadegh en Iran et pour les diverses péripéties de la guerre au Viet Nam, on assista à des réactions précipitées, reposant sur des informations incomplètes ou biaisées et appliquant un projet stratégique déconnecté de la réalité. Il convient de souligner que le président le plus prudent au cours de ce demi siècle fut Eisenhower, un républicain et un ancien général, c'est-à-dire un homme qui n’avait rien à prouver sur le plan politique et qui savait ce que signifiait une guerre contrairement aux stratèges de salon de Washington.
En revanche, le culte de l’action pour l’action, une forme de machisme hâtif issu d’une pseudo tradition de l’Ouest américain combiné à un refus obstiné d’analyser les erreurs d’un passé récent ont trop souvent tenu lieu de politique en dépit de la multiplication des services de renseignement et des organismes de réflexion stratégique. Ce comportement se révéla d’autant plus dangereux pendant la guerre froide qu’il accentua les faiblesses caractéristiques d’un système impérial. Si on se réfère aux analyses de Paul Kennedy, les empires tendent à succomber à la tentation des ambitions excessives. Ils veulent intervenir partout sur leur périphérie et s’affaiblissent progressivement face à des adversaires multiples et plus agiles en raison de la légèreté de leur fonctionnement.
La chute de l’Empire soviétique illustre parfaitement ce processus. A partir de 1975, les soviétiques s’engagèrent dans une série de conflits, en Angola, en Mozambique et surtout en Afghanistan tout en portant à bout de bras des pays d’Europe centrale tels que l’Allemagne de l’Est ou la Pologne. Ils imitaient les Américains sans en avoir les ressources et sans méditer les leçons du Viet Nam. En 1988-89, Gorbatchev dut reconnaître l’échec global du système et évacuer précipitamment l’Afghanistan et les satellites européens, mettant un terme à une ambition démesurée qui faillit engloutir la Russie elle-même.
Depuis le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont engagés dans de nouvelles aventures qui mettent en cause leur volonté et leur capacité de faire vivre leur Empire.
L’attentat contre les Twin Towers et le Pentagone mit à l’épreuve une équipe présidentielle qui n’était entrée en fonction que 8 mois avant, avec à sa tête un président W. Bush qui n’avait aucune expérience des affaires internationales.
Comme l’ont montré de nombreuses enquêtes menées à partir de 2003 par des journalistes ou des universitaires, l’attitude de la Maison Blanche et la politique suivie pendant huit ans par l’administration Bush ont été conformes à tous les précédents errements des responsables de l’Empire américain. Elles ont été marquées par deux caractéristiques principales : une réaction excessive à un évènement grave mais qui ne mettait pas en cause l’indépendance et l’intégrité du pays et une erreur de diagnostic, comparable par son ampleur à la fameuse théorie des dominos.
Sur le premier point, le slogan proféré dans toutes ses interventions par Bush : « war on terror », la guerre contre le terrorisme a coloré l’ensemble des décisions d’une administration qui s’est crue face à l’agression de Pearl Harbor de décembre 1941. l’Empire était attaqué par une puissance maléfique dotée de pouvoirs extraordinaires et il fallait mobiliser toutes les ressources du pays comme au temps de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Or Al Queida pour dangereuse qu’elle soit n’est ni plus ni moins qu’un réseau terroriste aux effectifs réduits, à l’organisation médiocre et dont les attentats ont surtout frappé ses coreligionnaires musulmans. Rien, sinon une formidable erreur de jugement, n’autorisait Bush, encouragé par le vice président Cheney, à se comparer à Roosevelt combattant l’Allemagne nazie.
Ce délire a cependant des explications parfaitement rationnelles. Il faut y voir l’influence déterminante du courant néo conservateur, un mouvement d’intellectuels souvent issus de la gauche anticommuniste et des milieux intellectuels juifs de New York. Leurs pères fondateurs furent Norman Podhoretz et William Kristol et leur principal porte parole au sein de l’administration Bush
était Paul Wolfowicz, le secrétaire adjoint à la Défense, soutenu par l’entourage de Dick Cheney. Pour ces personnalités qui ont pris au cours des années 90 le contrôle intellectuel du parti Républicain, la notion d’Empire n’est pas une réalité vide de sens. Elle reflète une vision messianique qui rejoint celle de Wilson et qui affirme comme objectif l’instauration, à l’initiative de l’Amérique, d’un nouvel ordre démocratique dans le monde entier. Ce qu’on appelle les neocon ont été frustrés par l’effondrement du système soviétique qu’ils n’avaient absolument pas vu venir et qui les a privé d’un adversaire idéalement malfaisant. Sans méditer sur leur grave erreur de diagnostic qui leur avait fait proclamer dans les années 80 que le système soviétique était de plus en plus menaçant alors qu’il s’écroulait progressivement sous leurs yeux, ils s’engagèrent dès le début des années 90 dans une nouvelle croisade contre l’intégrisme islamique rebaptisé plus tard islamo fascisme.
Le second volet du dérapage des néo cons et à travers eux de la présidence Bush, est en effet, leur incapacité à juger de manière sérieuse et professionnelle la situation d’un monde musulman qui, à leurs yeux, remplaçait désormais le défunt « empire du mal » soviétique.
Au sein de la pléiade d’experts néo cons qui peuplèrent l’administration républicaine à partir de 2001, on ne comptait pas un seul spécialiste du monde arabe, personne qui puisse comprendre cette langue, alors qu’on comptait de nombreux russophones dans l’administration à l’époque de la guerre froide. La CIA pratiquement dépourvue de spécialistes du monde musulman était, de son côté, tout à fait incapable de pallier cette carence. Il n’est donc pas étonnant que des théoriciens en chambre, appliquant mécaniquement aux pays arabes les schémas éculés de la guerre froide, aient convaincu Bush et Cheney qu’il fallait négliger l’Afghanistan, d’où étaient partis les terroristes d’Al Quaida et envahir l’Irak pour punir Sadam Hussein dont on avait décrété sans la moindre preuve qu’il était l’inspirateur de l’attentat des Twin Towers. On connaît le résultat. L’inattention américaine a permis aux membres d’Al Quaida de fuir l’Afghanistan et de trouver refuge au Pakistan, pour poursuivre leurs entreprises. Quant à l’Irak, sept ans après une invasion inutile, ce malheureux pays se débat dans un insoluble conflit et supporte l’influence grandissante de l’Iran, ennemi juré des néo cons à qui ceux-ci ont pratiquement remis les clés de Bagdad grâce à une brillante manœuvre qui a abouti à l’inverse du résultat escompté.
Ce formidable gâchis rappelle à bien des égards l’engagement désastreux du pays dans une guerre de huit ans au Viet Nam. Le président Johnson décida en 1964 d’envoyer des renforts massifs de troupes dans cette région à la suite d’un incident d’origine douteuse dans le golfe du Tonkin et sans que personne dans l’état major du président ait une connaissance quelconque de la réalité vietnamienne. Il s’agissait simplement d’appliquer la théorie archi fausse des dominos à un pays inconnu et de peu de valeur stratégique en évitant au surplus de consulter les Français, seuls experts incontestables du monde indochinois.
Enfin, dans la logique folle de la « war on terror », l’administration Bush a utilisé à plein les ressources de l’Empire pour bâtir un système de renseignement aussi colossal qu’inefficace et qui s’est inscrit, comme toutes les aventures précédentes dans la géographie de la capitale. D’après une remarquable enquête menée en juillet 2010 par le Washington Post, 33 ensembles immobiliers, représentants trois fois la surface déjà gigantesque du Pentagone, ont été construits depuis 2001 dans le district fédéral pour abriter des dizaines de milliers d’experts, chargés de mener études et investigations sur les menaces des réseaux terroristes. Aujourd’hui, 850 000 personnes bénéficient d’une accréditation confidentiel défense et travaillent dans 1271 organismes publics différents éparpillés sur l’ensemble du territoire. Cette vaste communauté produit beaucoup… de papier, à défaut de capturer de dangereux terroristes : pas moins de 50 000 rapports par an. Inutile de dire que la très grande majorité de ces documents n’est lue par personne ce qui rend totalement vain l’effort budgétaire et humain engagé pour vaincre « l’islamo-fascisme ».
Cette stratégie qui consiste à écraser une mouche avec un marteau pilon, a un nom aux Etats-Unis. On l’appelle « overkill », ce qu’on pourrait à peu près traduire par « tuer deux fois ». Elle a coûté plusieurs centaines de milliards de dollars au contribuable américain qui aurait sans doute préféré les voir dépenser ailleurs.
La question qui se pose aujourd’hui à l’administration Obama et à ses futurs successeurs est de savoir si la logique impériale est compatible avec le mode de fonctionnement qu’ont imposé au fil de ces dernières décennies les stratèges néo conservateurs.
Si on reprend les analyses de Paul Kennedy, on constate que les Etats-Unis souffrent de la maladie des Empires en déclin. Alors que leur économie s’affaiblit, ils doivent mener à bien deux guerres dans des pays lointains, l’Irak et l’Afghanistan, face à des adversaires mobiles et insaisissables. Leur budget militaire atteint un niveau presque insupportable et les généraux ont une influence croissante sur la marche de la Cité, dans un pays qui n’a jamais été militariste. Plus grave encore, à côté de ces conflits ouverts, se profilent des conflits latents avec des Etats menaçants tels que l’Iran et le Corée du Nord qui se dotent ou sont sur le point de se doter de l’arme nucléaire et de fusées à longue portée. Après l’époque relativement confortable de l’équilibre de la terreur avec l’Union Soviétique, l’Amérique est obligée de défendre en permanence des frontières lointaines comme ce fut le cas dans le passé de Rome ou Byzance.
Quelques années plus tard, l’autre empire, l’Union Soviétique s’effondrait, laissant une Amérique triomphante en position de dominance absolue et rendant obsolète, au moins en apparence, la thèse de Kennedy sur le déclin inéluctable des trop vastes ensembles humains.
Aujourd’hui, la réflexion a repris son cours antérieur, des deux côtés de l’Atlantique et on recommence à lire l’œuvre maîtresse du professeur Kennedy. De nombreux ouvrages d’auteurs anglo-saxons ont été publiés récemment sur la fin de l’Empire romain, révélant, en filigrane, des préoccupations beaucoup plus contemporaines liées aux déboires récents de l’Amérique impériale.
L’enjeu de ces discussions est loin d’être purement académique. Les Etats-Unis sont encore la plus grande puissance mondiale par sa puissance économique et la créativité de ses chercheurs et entrepreneurs. La Chine dont l’extraordinaire essor laisse prévoir qu’elle jouera un rôle majeur au 21éme siècle n’a pas encore affiché d’ambitions planétaires. Pour le moment, son seul objectif stratégique est de s’assurer le contrôle des matières premières dont son économie a besoin. En revanche, il est important de savoir si le président américain, quel qu’il soit veut continuer à orienter la politique mondiale ou va se contenter, comme Pékin, de défendre les intérêts mercantiles de son pays.
Il est cependant bien difficile de répondre à cette question tant l’histoire américaine est nourrie d’ambiguïtés qui pèsent sur la conscience collective de ce grand pays et le distinguent de deux de ses modèles de référence, l’Empire romain et l’Empire britannique. L’objet du présent essai est de déceler, à la lumière des évènements de la dernière décennie, quelles seront les orientations probables du pouvoir américain et quelles en seront les conséquences.
Quand on se promène à Washington, on prend la juste mesure de cette ambiguïté. Le plan de la ville dessiné par le major L’Enfant, à la demande de Georges Washington, n’est certainement pas celui d’une capitale provinciale d’un petit état d’Amérique du Nord. Il y a une grandeur romaine dans l’artère principale, le Mall, gigantesque avenue bordée de prairies ombragées et de vastes monuments qui se sont accumulé comme les sédiments de deux siècles d’une histoire épique, avant d’aboutir au dôme blanc du Capitole, un nom révélateur, le siège du pouvoir législatif. Les monuments consacrés aux grands présidents, Jefferson, Lincoln, Roosevelt couronnent des héros presque divinisés par leurs exploits au cœur d’un pays immense. De nombreux musées, les deux bâtiments de la National Gallery, la constellation des établissements de la Smithsonian illustrent la créativité de la nation et sa capacité à collecter les trésors du monde. Parcourir le Mall, c’est vraiment arpenter le cœur d’un empire.
Pourtant les quartiers périphériques de la capitale, à l’Est et au Sud, la partie noire de la ville, ressemblent à des lambeaux du tiers monde, ravagés par la violence, la drogue et les trafics de tous genres. Les pères fondateurs qui n’avaient pas voulu toucher à l’esclavage laissèrent un terrible héritage à leurs successeurs dont les séquelles se soldent aujourd’hui au prix fort. En 1838, Tocqueville avait prévu le caractère inéluctable de la tragédie. Un siècle et demi après l’abolition, elle pèse encore sur la vie des gens.
Le premier président, Washington avait mis en garde ses compatriotes contre les aventures extérieures. Lui-même n’avait pourtant pas hésité à transformer la guerre d’indépendance en conflit mondial, s’étendant sur plusieurs océans et opposant le Royaume Uni à une coalition dirigée par la France mais regroupant aussi plusieurs pays européens dont l’Espagne. Dès sa naissance, la nation américaine était déjà l’objet de l’attention internationale.
Néanmoins, les citoyens américains tenaient beaucoup à leur image pacifique qui contrastait avec les incessants conflits européens. Jusqu’à la fin du 19éme siècle, le pays ne cessa de s’agrandir pour occuper la plus grande partie de l’Amérique du Nord, entre les deux océans mais cet élargissement se fit surtout par d’habiles négociations avec la France et la Russie pour récupérer pacifiquement la Louisiane et l’Alaska. La seule exception fut la conquête du Texas, aux dépens du Mexique. La seule grande guerre, d’envergure européenne fut la guerre civile (1861-65) opposant le Nord et le Sud. Des centaines de milliers de combattants s’affrontèrent sur des milliers de kilomètres mais les grandes puissances européennes évitèrent de s’impliquer et Lincoln imposa sa paix et l’émancipation des esclaves sans interférences extérieures.
La notion d’Empire dont le principal porte parole était le futur président Théodore Roosevelt n’apparut dans le discours politique et dans la presse qu’à la fin du 19 ème siècle quand le pays devenu une des premières puissances économiques mondiales tourna son regard vers le monde extérieur. Une brève guerre contre l’Espagne lui permit d’annexer Porto Rico et de prendre le contrôle des Philippines, un lointain archipel asiatique. Une fois élu le premier Roosevelt mena une politique active, jouant les intermédiaires entre la Russie et le Japon et développant une puissante marine de guerre. Quand on évoque la construction de l’appareil militaire américain, on souligne la faiblesse de l’armée de terre jusqu’en 1939 mais on oublie d’indiquer que depuis le début du siècle, le pays s’était doté d’une flotte importante, capable de concurrencer le Royaume Uni et le Japon.
Si on poursuit la promenade vers le nord de Washington, on arrive à Dupont Circle et à Rock Creek Park. C’est dans ce quartier que de luxueux hôtels particuliers ombragés de magnolias et de sycomores, construits dans les années 1900 par de riches entrepreneurs désireux de se rapprocher du pouvoir politique, bordent ce qu’on appelle maintenant Embassy Row, l’avenue des ambassades qui ont acquis ces demeures au fil des décennies. On est loin de l’auguste trinité du Capitole, de la Cour Suprême et de la Maison Blanche mais on est quand même au cœur du pouvoir puisque dès cette époque, une fraction de la classe dirigeante quittait New York pour se rapprocher de l’administration. Quelques années plus tard, le financier Eugene Meyer abandonnait aussi New York et achetait un journal en difficulté, le Washington Post dont il fit un quotidien de référence, créant par la même occasion, à travers sa fille Katherine Graham, une des plus puissantes dynasties familiales de la capitale.
L’élection à la présidence de Wilson, en 1912 marqua une nouvelle étape dans la course au pouvoir mondial. A partir de 1914, le président s’engagea de plus en plus clairement dans le conflit européen et finit, en 1917 par obtenir l’accord du Congrès pour entrer en guerre aux côtés de la France et de la Grande Bretagne. Wilson avait une vision ambitieuse de son rôle. Il se voyait en ordonnateur d’une paix mondiale reposant sur un certain nombre de principes généraux, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la création d’une Société des Nations, garante de l’entente entre les peuples. Toutefois, ce grand dessein qui souleva une extraordinaire enthousiasme des deux côtés de l’Atlantique, retomba très vite devant les réalités de l’après guerre. Le Congrès, passé sous le contrôle des Républicains isolationnistes refusa de ratifier le traité de Versailles et la SDN se mit en place sans la participation des américains. Une polémique, qui n’est pas close aujourd’hui, se développa sur le point de savoir si Wilson avait eu raison ou pas d’entrer en guerre aux côtés des Alliés. Beaucoup d’observateurs pensaient et pensent encore maintenant qu’il aurait mieux fait de s’abstenir et de laisser les Européens se débrouiller tous seuls.
Cette expérience malheureuse marqua profondément les esprits au cours des deux décennies suivantes. Franklin Roosevelt élu à partir de 1933 était aussi internationaliste que son cousin mais, jusqu’en 1941 et l’agression japonaise de Pearl Harbour, il n’eu jamais de majorité parlementaire pour engager les hostilités contre l’Axe alors que celui ci avait submergé la quasi-totalité de l’Europe et constituait une menace croissante pour la sécurité du pays. Beaucoup d’historiens sont d’ailleurs convaincus que si Hitler n’avait pas commis l’erreur monumentale de déclarer la guerre aux Etats-Unis en décembre 1941, Roosevelt aurait mis plusieurs mois pour convaincre l’opinion et la classe politique de la nécessité de venir au secours de la Grande Bretagne et d’étendre à l’Allemagne nazie la guerre contre le Japon.
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, Washington était une ville sudiste, somnolant pendant les longs mois d’un été torride, trop au large dans l’ample paysage urbain conçu par le major L’Enfant et dépourvue de toute vie culturelle. Entre 41 et 45, les mutations de la nouvelle puissance impériale se traduisirent par la création du Pentagone, ce gigantesque bâtiment situé encore plus au Nord de la ville et destiné à abriter la direction d’une force militaire colossale de 10 millions d’hommes. De la capitale fédérale, partaient les soldats, diplomates et agents secrets actifs sur trois continents. En contrepartie, les journalistes de presse et de radio affluaient du monde entier pour couvrir les activités de ce qui est devenu un centre majeur de création d’information.
L’arrêt des hostilités en 1945 ne mit pas fin à cette expansion aussi forte qu’imprévue. La situation politique était en effet totalement différente de l’après première guerre mondiale. La montée en puissance de l’Union Soviétique qui occupait la moitié de l’Europe et étendait son influence jusqu’en Chine, obligeait l’Amérique à bâtir un contre pouvoir présent partout dans le monde. Le symbole de cette extension fut la construction du siége de la CIA à Langley, en Virginie, prolongeant vers le nord la progression de l’agglomération de Washington.
Pendant toute la période de la guerre froide, qui ne se termina qu’en 1989, à la chute du mur de Berlin, personne dans le personnel politique américain ne contesta la nécessité pour le pays d’assumer sa nouvelle vocation mondiale. On peut dire que le courant impérialiste, longtemps tenu en lisière par les élus isolationnistes du Middle West et du Sud, domina pendant un demi siècle les partis démocrate et républicain. Kennedy et Nixon incarnèrent tour à tour cette attitude et Reagan prit le relais à partir de 1980. Cette évolution s’inscrivit une nouvelle fois dans la géographie de la capitale. Tout ce qui comptait dans l’élite politique et médiatique à l’image de Kennedy lui-même et de Ben Bradlee, le mythique rédacteur en chef du Washington Post se déplaça à l’ouest de Dupont Circle pour s’installer dans les petites maisons géorgiennes de brique rouge de Georgetown et dans les restaurants cosmopolites de Wisconsin Avenue à proximité de la prestigieuse Georgetown University et du bunker qui abrite l’ambassade de France.
Ces décennies furent marquées par une série de conflits et d’interventions plus ou moins masquées par l’intermédiaire de la CIA. Les Etats Unis affrontèrent deux guerres, l’une provoquée par les communistes, en Corée, l’autre suscitée par les Américains au Viet Nam. Dans ce cas précis l’establishment politico administratif, appliqua la théorie des dominos qui fit fureur à Washington pendant trente ans et se révéla totalement erronée. Selon ce dogme, si un pays d’Asie tel que le Viet Nam devenait communiste, tout le reste de l’Asie basculerait automatiquement. En réalité, Saigon finit par tomber en 1975 sous la coupe des communistes de Hanoi sans que cet évènement ait la moindre répercussion sur le Japon ou la Thaïlande. Parallèlement ; les services secrets organisèrent des interventions, notamment en Iran et au Guatemala, qui eurent des conséquences désastreuses sur le long terme mais présentaient l’avantage de donner satisfaction sur le moment à l’activisme de la classe politique.
Si on analyse les comportements des dirigeants pendant cette première période de l’empire américain, on est frappé par leur caractère répétitif, ce qu’un récent essayiste, Peter Beinart a appelé « le complexe d’Icare ». A chaque fois, et ce fut notamment vrai pour le coup d’Etat contre Mossadegh en Iran et pour les diverses péripéties de la guerre au Viet Nam, on assista à des réactions précipitées, reposant sur des informations incomplètes ou biaisées et appliquant un projet stratégique déconnecté de la réalité. Il convient de souligner que le président le plus prudent au cours de ce demi siècle fut Eisenhower, un républicain et un ancien général, c'est-à-dire un homme qui n’avait rien à prouver sur le plan politique et qui savait ce que signifiait une guerre contrairement aux stratèges de salon de Washington.
En revanche, le culte de l’action pour l’action, une forme de machisme hâtif issu d’une pseudo tradition de l’Ouest américain combiné à un refus obstiné d’analyser les erreurs d’un passé récent ont trop souvent tenu lieu de politique en dépit de la multiplication des services de renseignement et des organismes de réflexion stratégique. Ce comportement se révéla d’autant plus dangereux pendant la guerre froide qu’il accentua les faiblesses caractéristiques d’un système impérial. Si on se réfère aux analyses de Paul Kennedy, les empires tendent à succomber à la tentation des ambitions excessives. Ils veulent intervenir partout sur leur périphérie et s’affaiblissent progressivement face à des adversaires multiples et plus agiles en raison de la légèreté de leur fonctionnement.
La chute de l’Empire soviétique illustre parfaitement ce processus. A partir de 1975, les soviétiques s’engagèrent dans une série de conflits, en Angola, en Mozambique et surtout en Afghanistan tout en portant à bout de bras des pays d’Europe centrale tels que l’Allemagne de l’Est ou la Pologne. Ils imitaient les Américains sans en avoir les ressources et sans méditer les leçons du Viet Nam. En 1988-89, Gorbatchev dut reconnaître l’échec global du système et évacuer précipitamment l’Afghanistan et les satellites européens, mettant un terme à une ambition démesurée qui faillit engloutir la Russie elle-même.
Depuis le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont engagés dans de nouvelles aventures qui mettent en cause leur volonté et leur capacité de faire vivre leur Empire.
L’attentat contre les Twin Towers et le Pentagone mit à l’épreuve une équipe présidentielle qui n’était entrée en fonction que 8 mois avant, avec à sa tête un président W. Bush qui n’avait aucune expérience des affaires internationales.
Comme l’ont montré de nombreuses enquêtes menées à partir de 2003 par des journalistes ou des universitaires, l’attitude de la Maison Blanche et la politique suivie pendant huit ans par l’administration Bush ont été conformes à tous les précédents errements des responsables de l’Empire américain. Elles ont été marquées par deux caractéristiques principales : une réaction excessive à un évènement grave mais qui ne mettait pas en cause l’indépendance et l’intégrité du pays et une erreur de diagnostic, comparable par son ampleur à la fameuse théorie des dominos.
Sur le premier point, le slogan proféré dans toutes ses interventions par Bush : « war on terror », la guerre contre le terrorisme a coloré l’ensemble des décisions d’une administration qui s’est crue face à l’agression de Pearl Harbor de décembre 1941. l’Empire était attaqué par une puissance maléfique dotée de pouvoirs extraordinaires et il fallait mobiliser toutes les ressources du pays comme au temps de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Or Al Queida pour dangereuse qu’elle soit n’est ni plus ni moins qu’un réseau terroriste aux effectifs réduits, à l’organisation médiocre et dont les attentats ont surtout frappé ses coreligionnaires musulmans. Rien, sinon une formidable erreur de jugement, n’autorisait Bush, encouragé par le vice président Cheney, à se comparer à Roosevelt combattant l’Allemagne nazie.
Ce délire a cependant des explications parfaitement rationnelles. Il faut y voir l’influence déterminante du courant néo conservateur, un mouvement d’intellectuels souvent issus de la gauche anticommuniste et des milieux intellectuels juifs de New York. Leurs pères fondateurs furent Norman Podhoretz et William Kristol et leur principal porte parole au sein de l’administration Bush
était Paul Wolfowicz, le secrétaire adjoint à la Défense, soutenu par l’entourage de Dick Cheney. Pour ces personnalités qui ont pris au cours des années 90 le contrôle intellectuel du parti Républicain, la notion d’Empire n’est pas une réalité vide de sens. Elle reflète une vision messianique qui rejoint celle de Wilson et qui affirme comme objectif l’instauration, à l’initiative de l’Amérique, d’un nouvel ordre démocratique dans le monde entier. Ce qu’on appelle les neocon ont été frustrés par l’effondrement du système soviétique qu’ils n’avaient absolument pas vu venir et qui les a privé d’un adversaire idéalement malfaisant. Sans méditer sur leur grave erreur de diagnostic qui leur avait fait proclamer dans les années 80 que le système soviétique était de plus en plus menaçant alors qu’il s’écroulait progressivement sous leurs yeux, ils s’engagèrent dès le début des années 90 dans une nouvelle croisade contre l’intégrisme islamique rebaptisé plus tard islamo fascisme.
Le second volet du dérapage des néo cons et à travers eux de la présidence Bush, est en effet, leur incapacité à juger de manière sérieuse et professionnelle la situation d’un monde musulman qui, à leurs yeux, remplaçait désormais le défunt « empire du mal » soviétique.
Au sein de la pléiade d’experts néo cons qui peuplèrent l’administration républicaine à partir de 2001, on ne comptait pas un seul spécialiste du monde arabe, personne qui puisse comprendre cette langue, alors qu’on comptait de nombreux russophones dans l’administration à l’époque de la guerre froide. La CIA pratiquement dépourvue de spécialistes du monde musulman était, de son côté, tout à fait incapable de pallier cette carence. Il n’est donc pas étonnant que des théoriciens en chambre, appliquant mécaniquement aux pays arabes les schémas éculés de la guerre froide, aient convaincu Bush et Cheney qu’il fallait négliger l’Afghanistan, d’où étaient partis les terroristes d’Al Quaida et envahir l’Irak pour punir Sadam Hussein dont on avait décrété sans la moindre preuve qu’il était l’inspirateur de l’attentat des Twin Towers. On connaît le résultat. L’inattention américaine a permis aux membres d’Al Quaida de fuir l’Afghanistan et de trouver refuge au Pakistan, pour poursuivre leurs entreprises. Quant à l’Irak, sept ans après une invasion inutile, ce malheureux pays se débat dans un insoluble conflit et supporte l’influence grandissante de l’Iran, ennemi juré des néo cons à qui ceux-ci ont pratiquement remis les clés de Bagdad grâce à une brillante manœuvre qui a abouti à l’inverse du résultat escompté.
Ce formidable gâchis rappelle à bien des égards l’engagement désastreux du pays dans une guerre de huit ans au Viet Nam. Le président Johnson décida en 1964 d’envoyer des renforts massifs de troupes dans cette région à la suite d’un incident d’origine douteuse dans le golfe du Tonkin et sans que personne dans l’état major du président ait une connaissance quelconque de la réalité vietnamienne. Il s’agissait simplement d’appliquer la théorie archi fausse des dominos à un pays inconnu et de peu de valeur stratégique en évitant au surplus de consulter les Français, seuls experts incontestables du monde indochinois.
Enfin, dans la logique folle de la « war on terror », l’administration Bush a utilisé à plein les ressources de l’Empire pour bâtir un système de renseignement aussi colossal qu’inefficace et qui s’est inscrit, comme toutes les aventures précédentes dans la géographie de la capitale. D’après une remarquable enquête menée en juillet 2010 par le Washington Post, 33 ensembles immobiliers, représentants trois fois la surface déjà gigantesque du Pentagone, ont été construits depuis 2001 dans le district fédéral pour abriter des dizaines de milliers d’experts, chargés de mener études et investigations sur les menaces des réseaux terroristes. Aujourd’hui, 850 000 personnes bénéficient d’une accréditation confidentiel défense et travaillent dans 1271 organismes publics différents éparpillés sur l’ensemble du territoire. Cette vaste communauté produit beaucoup… de papier, à défaut de capturer de dangereux terroristes : pas moins de 50 000 rapports par an. Inutile de dire que la très grande majorité de ces documents n’est lue par personne ce qui rend totalement vain l’effort budgétaire et humain engagé pour vaincre « l’islamo-fascisme ».
Cette stratégie qui consiste à écraser une mouche avec un marteau pilon, a un nom aux Etats-Unis. On l’appelle « overkill », ce qu’on pourrait à peu près traduire par « tuer deux fois ». Elle a coûté plusieurs centaines de milliards de dollars au contribuable américain qui aurait sans doute préféré les voir dépenser ailleurs.
La question qui se pose aujourd’hui à l’administration Obama et à ses futurs successeurs est de savoir si la logique impériale est compatible avec le mode de fonctionnement qu’ont imposé au fil de ces dernières décennies les stratèges néo conservateurs.
Si on reprend les analyses de Paul Kennedy, on constate que les Etats-Unis souffrent de la maladie des Empires en déclin. Alors que leur économie s’affaiblit, ils doivent mener à bien deux guerres dans des pays lointains, l’Irak et l’Afghanistan, face à des adversaires mobiles et insaisissables. Leur budget militaire atteint un niveau presque insupportable et les généraux ont une influence croissante sur la marche de la Cité, dans un pays qui n’a jamais été militariste. Plus grave encore, à côté de ces conflits ouverts, se profilent des conflits latents avec des Etats menaçants tels que l’Iran et le Corée du Nord qui se dotent ou sont sur le point de se doter de l’arme nucléaire et de fusées à longue portée. Après l’époque relativement confortable de l’équilibre de la terreur avec l’Union Soviétique, l’Amérique est obligée de défendre en permanence des frontières lointaines comme ce fut le cas dans le passé de Rome ou Byzance.